dimanche 6 février 2011

LE PRIX DE L’OUBLI COMME UTOPIE DIRECTRICE


PORT-AU-PRINCE,

LE PRIX DE L’OUBLI COMME UTOPIE DIRECTRICE

La mémoire historique comme paramètre fondamental d’aménagement urbain

Par Olsen JEAN JULIEN

1. INTRODUCTION

Après le séisme du 12 janvier 2010 ayant dévasté la ville de Port-au-Prince, je me suis mis à relire l’histoire de la ville écrite par Georges Corvington. L’auteur m’a invité à revoir le chapitre traitant du séisme du 3 juin 1770 ayant détruit Port-au-Prince, il y a 240 ans. J’y ai lu ce paragraphe : « Sous les débris de bois, de pierres et meubles fracassés qui jonchent l’emplacement des maisons, des voix chères crient au secours, des mourant râlent, des blessés suffoquent… Armés de torches ou de lanternes à la lueur roussâtre, des rescapés du cataclysme vont et viennent, à la recherche de leur proche enfouis sous les décombres… Nuit d’effroi, peuplée de cauchemars et de ruines qui paraitra éternelle ! »[i]

Ce passage m’a fait frémir tant il décrit avec précision la situation que j’ai vécue, durant la nuit du 12 janvier 2010, en transportant blessés et mourants à « l’hôpital ». Le prix élevé de 300 000 morts que j’ai vu le peuple haïtien payer pour l’oubli entretenu sur les faits survenus en 1770 a renforcé ma conviction sur l’importance de la conservation de la mémoire historique.

Récemment, j’ai rédigé à la demande de l’UNESCO, un article sur le rôle de la mémoire historique dans l’aménagement d’un territoire pour la Revue MUSEUM International. Je reprends ici les principales thèses que j’y ai développées. Pour mieux expliquer l’importance de la mémoire, j’ai alors imaginé que l’on a confié l’aménagement de l’espace urbain de Port-au-Prince à une équipe de professionnels (architectes, urbanistes, ingénieurs, économiste, sociologues, gestionnaires…) qui sont tous devenus tout à coup amnésiques, sans aucun accès à l’Histoire ou carrément indifférents au passé de la ville.

Dans le meilleur des cas possibles, j’ai supposé que cette équipe amnésique peut éventuellement produire de beaux dessins d’une ville utopique destinée à accueillir une population virtuelle, sans passé, sans culture, sans traditions et vivant exempte de conflits sur les plans économiques, sociaux et politiques. Le prix à payer en termes économiques et sociaux pour compenser les effets pervers de l’aménagement d’une telle utopie régressive serait au moins tout aussi catastrophique que le coût du séisme.

En considérant l’aménagement du territoire comme gestion d’une unité spatio-temporelle, j’ai conclu quenotre équipe imaginaire n’aurait pas agi en conformité avec les règles de la planification urbaine moderne comme un groupe de professionnels qui « organisent sélectivement l’attention des acteurs et des décideurs politiques sur les réelles possibilités d’actions en matière d’aménagement urbain ».[ii]

Aujourd’hui, la question qui se pose à nous tous est la suivante : Quelle ville reconstruire et pour qui ?Faut-il faire revivre la ville coloniale créée en 1749 ou retourner à la ville du XIXe siècle ? Faut-il ressusciter les schémas urbains traditionnels excluants avec un vernissage moderne ou les zonings dysfonctionnels qu’on a essayé d’appliquer sur Port-au-Prince sans succès pendant tout le XXe siècle ? Ou enfin, faut-il s’armer d’outils de planification urbaine moderne pour repenser le Port-au-Prince de demain comme une ville créative, prospère et ouverte sur le monde, une capitale nationale puisant son dynamisme dans sa mémoire historique et la matrice culturelle de son peuple ?

A partir d’une réflexion sur les relations entre l’urbanisme, la culture et la mémoire historique, je présente dans ce texte des propositions pour une autre approche de la planification du futur Port-au-Prince.



Fig.1- Le Palais National après le séisme du 12 janvier 2010


Fig-2 Image de la destruction du Centre Historique de Port-au-Prince après le séisme du 12 janvier 2010


2. AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE, GESTION D’UNE UNITÉ SPATIO-TEMPORELLE.

Aménager un territoire, de même que gérer des sites culturels, c’est isoler une unité spatio-temporelle en vue d’identifier les mécanismes pouvant, de manière efficiente, améliorer les conditions d’existence du groupe social vivant à l’intérieur de cette unité. L’aménagement du territoire suppose donc une identification des facteurs qui déterminent la cohérence interne (potentialités), les processus marquant l’évolution, les points de repères, les crises et les discontinuités géographiques (limites, frontières…) caractérisant l’unité spatio-temporelle.

A ce titre, le concept de discontinuité semble être l’un des plus féconds pour comprendre la relation entre l’aménagement du territoire et la préservation de la mémoire historique d’un groupe social. Michel Foucault a émis l’hypothèse que l’histoire humaine présente autant de continuités que de discontinuités.[iii] Mais, Foucault va plus loin en suggérant un changement épistémologique dans l’étude de l’histoire. Il s’agit pour lui de mettre en doute les grands ensembles continus préétablis et fixer l’attention sur les unités discrètes, les discontinuités, les frontières et les séries qu’elles produisent.

L’application de ce changement épistémologique à l’aménagement du territoire, en focalisant l’attention sur les centres historiques comme unités spatio-temporelles spécifiques et discrètes à gérer, nous porte à considérer la mémoire historique comme un paramètre fondamental du processus. Dans l’espace urbain, les centres historiques ont une spécificité et une identité qui incarnent et transmettent les expressions créatrices de leur population à travers leur qualité, leur usage ou leur finalité.[iv]

Dans le cas de la ville de Port-au-Prince, par exemple, l’architecture, les rapports à la montagne et la mer, les modalités d’appropriation et d’utilisation de l’espace public urbain avec la présence des galeries-trottoirs, les significations multiples associées aux sites, les défilés comme le carnaval, les raras (bandes à pieds défilant particulièrement pendant la semaine sainte) et les processions religieuses sont des éléments incarnant l’identité culturelle du peuple haïtien.


3. INTÉGRATION DE LA PLANIFICATION CULTURELLE ET DE LA PLANIFICATION URBAINE

En 1987, Le Comité International pour les Monuments et Sites (ICOMOS) a adopté à Washington la charte internationale pour la sauvegarde des villes historiques. Selon cette charte, la sauvegarde des villes et quartiers historiques doit, pour être efficace, faire partie intégrante d'une politique cohérente de développement économique et social et être prise en compte dans les plans d'aménagement et d'urbanisme à tous les niveaux… Les valeurs à préserver sont le caractère historique de la ville et l'ensemble des éléments matériels et spirituels qui en expriment l'image, en particulier la forme urbaine définie par la trame et le parcellaire ; les relations entre les divers espaces urbains: espaces bâtis, espaces libres, espaces plantés ; la forme et l'aspect des édifices (intérieur et extérieur), tels qu'ils sont définis par leur structure, volume, style, échelle, matériaux, couleur et décoration.[v]

Dans l’aménagement d’une ville, la culture est comprise aujourd’hui comme une ressource essentielle. Pour reprendre une expression de George Yudice, elle est un expédient d’une part, en vue de la satisfaction des besoins économiques et de loisirs, et d’autre part, au service de l’appropriation et de la gouvernance urbaines[vi]. Et comme l’exprime Katherine Shonfield “Any form of urban planning is a form of cultural planning in its broadest sense. As it cannot but take into account people’s linguistic identities, theirs cultural institutions and lifestyle, theirs modes of behaviors and aspirations, and the contributions they made to the urban tapestry”.[vii]

Aujourd’hui avec les travaux de Charles Landry (The Creative City, 2000)[viii] et de Richard Florida (The Rise of the Creative Class, 2002[ix]), on parle de plus en plus de « Villes Créatives » pour exprimer l’intégration complète de la dimension culturelle dans la planification urbaine. Nous allons montrer dans la suite de texte comment faire de Port-au-Prince une ville créative en refusant le spectre de l’oubli comme utopie directrice.


4. MÉMOIRE HISTORIQUE, ÉCONOMIE CULTURELLE ET POSSIBILITÉS D’UN NOUVEAU PORT-AU-PRINCE.

Dans le cadre de son Programme d’Appui au Développement des Entreprises Culturelles (PADEC), initié en 2009, le Ministère de la Culture et de la Communication a retenu sept filières distinctes pour le développement des entreprises culturelles en Haïti :

  1. les arts du spectacle (production et vente de spectacles, carnaval, festivals…)
  2. l’architecture, la mise en valeur des édifices historiques et des sites culturels;
  3. les arts plastiques (mode, design, peinture, sculpture, artisanat d’art, …)
  4. l’audiovisuel et le multimédia (cinéma, documentaires, vidéos clip, publicité…)
  5. la radio et la télédiffusion ;
  6. les technologies de l’information et de la communication.
  7. l’édition et le livre ;

A travers ces différentes filières, l’économie culturelle, supportée par la mémoire historique et les traditions culturelles ayant contribué à la formation de notre potentiel créateur, peuvent devenir une base concrète de la planification urbaine. D’un autre côté, la construction d’infrastructures matérielles associées au développement de ces filières dans l’espace urbain peut conduire à une nouvelle vision de la ville appelée à devenir une ville créative. En conséquence, l’implémentation de concepts novateurs dans le champ de l’aménagement spatial devient possible.

Dans le cas de Port-au-Prince, cela implique, en premier lieu, la prise en compte des problématiques liées aux caractéristiques physiques intrinsèques du site (la ville étant construite sur une faille tectonique) et à sa localisation (la ville devant être pensée dans le cadre de sa baie, s’articulant avec l’ile de la Gonâve, la Côte des Arcadins, et les côtes allant de Mariani à Miragôane). (voir images)


Fig-3 La reconstruction du nouveau Port-au-Prince doit s’articuler avec le développement des potentialités de toute la baie.


Il faudra notamment s’assurer de l’intégration des paramètres liés à l’évolution historique et culturelle du site dans le design urbain :

a. Prendre en compte l’histoire associée au tracé urbain et à son insertion dans la tradition urbaine des anciennes villes coloniales de la Caraïbe, en particulier la tradition de la ville emmuraillée et ordonnée, créée durant la colonisation espagnole de la région Caraïbe.

b. Comprendre la dynamique des villes capitales des Grandes Antilles qui sont toutes des villes portuaires, produites de l’extension d’une capitale coloniale en dehors des limites des murs (Santo Domingo, La Havane, San Juan). Port-au-Prince a en commun avec ces villes un ensemble d’éléments comme la relation avec la baie et la mer, la Place Centrale, la Place du Marché, la Place de la Cathédrale, la Place d’Armes et le tracé urbain perpendiculaire. L’évolution des centres historiques des capitales des Grandes Antilles est ainsi riche en leçons pour la reconstruction de Port-au-Prince.


Fig-5,6,7 Images satellites récentes et cartes des villes coloniales intramuros de La Havane, de Santo Domingo et de San Juan.




Une fois maitrisées les caractéristiques physiques et l’évolution des paramètres historiques et culturels de la ville, les éléments propres au développement de la ville créative peuvent suivre. Ils comprennent entre autres :

  1. Création d’un système de planification du développement des ressources humaines et culturelles, articulé aux autres systèmes de planification et de services existants (transport, eau potable, assainissement, électricité, protection civile,..) ;
  2. Création d’un système de logement adéquat au cœur du centre ville avec, entre autres, des résidences pour créateurs (artistes, professeurs d’écoles et d’université, sportifs, entrepreneurs, étudiants, etc.);
  3. Création d’un système de corridors verts et de parcs ;
  4. Stimulation du design urbain et de l’art public par la création d’équipements urbains de haute qualité en termes esthétiques et de fonctionnalité (éclairage, places, ) ;
  5. Aménagement d’espaces pour la production d’une série d’événements culturels périodiques significatifs (Carnaval, festivals, Concerts, Parades….) ;
  6. Stimulation de l’économie nocturne à travers la création de pôles d’attractions (concentration de clubs, de restaurants dansants, de bars, etc.),
  7. Création d’un réseau polynucléaire de centres culturels urbains majeurs (musées, théâtre, parcs pour concerts, restaurants, ateliers de production, marchés artisanaux, galeries d’art et Salle de spectacles…).

Au centre de toute ville créative, se trouve un système de planification et de gestion des ressources culturelles et humaines. La ville moderne n’est pas une création spontanée. Elle exige un ensemble d’articulations complexes entre différents éléments qui doit être planifié. La démarche de planification se doit être en elle-même un acte créatif différent du collage urbain.

Dans cette perspective, je propose ici que le logement de la population soit au centre de la planification des ressources culturelles. La structure démographique et la préoccupation pour le bien-être des gens dynamiques et talentueux (jeunes, créateurs, penseurs, artistes, interprètes, entrepreneurs créatifs, enseignants, professeurs d’université, etc.) sont des éléments clés de la créativité urbaine.

Voici, autour de la démographie, les quatre types d’articulations indispensables à cette démarche de planification :

1. Une articulation entre la démographie, les infrastructures de base, la finance et les entreprises culturelles (héritage, art, médias, design, services créatifs, etc.). (Fig-8)

2. Une articulation entre la création des parcs et des corridors verts, les événements culturels et le tourisme culturel. (Fig-9)


3. Une articulation entre les infrastructures culturelles (réseau polynucléaire de centres culturels, musées, salles de performance, universités, écoles) et les entreprises de service (hôtels, restaurants, bars, clubs, etc.). (Fig-10)

4. Une articulation globale de tous les éléments constituant la ville créative. (Fig-11)


5. CONCLUSION

L’hypothèse de la mémoire historique comme paramètre fondamental d’aménagement du territoire conduit logiquement à l’intégration de la planification culturelle et de la planification urbaine. Dans le cas de Port-au-Prince, la mémoire historique, considérée comme une ressource essentielle de la créativité, est un élément de l’économie culturelle appelée à dynamiser l’espace urbain en le transformant en une ville créative du XXIe siècle.

Par contre, la planification d’un nouveau Port-au-Prince, suivant les démarches traditionnelles et sans la prise en compte systématique de la mémoire de la ville, conduira à un ensemble d’aberrations urbaines et prolongera la crise de l’habitat. Les multiples liaisons existant entre l’usage du sol, la question foncière, le logement, la violence urbaine, la créativité et la gestion de la ville sont insaisissables sans une représentation de l’histoire du fait urbain.


6. NOTES ET RÉFÉRENCES

[i] Georges CORVINGTON in Port-Au-Prince Au Cours Des Ans, Tome 1, 1743-1804, Edition, Québec, 2007, p. 86-87.

[ii] Selon John FORESTER, «Planning Analysts are selective organizers of attention to real possibilities of actions… By “Planning Analysts”, I refer to a family of roles that involve deliberation about proper courses of action: evaluators, policy analysts, planners, managers, administrators.» Cf. Planning In The Face Of Power. University of California Press, Berkeley 1989. p. 14.

[iii] Michel FOUCAULT, Archéologie Du Savoir, Editions Gallimard, France, 1969. page 14-15.

[iv] Voir à ce sujet la Convention de l’UNESCO pour la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles

[v] Articles 1 et 2 de la Charte Internationale pour la sauvegarde des villes historiques.

[vi] Georges YUDICE, The Expediency Of Culture. Duke University Press. Durham and London, 2003.

[vii] Katherine SHONFIELD, The Richness Of Cities: Urban Policy In A New Landscape, London: Comedia & Demos, 1998, p. 6

[viii] Charles LANDRY, The Creative City: A Toolkit for Urban Innovators, London, Earthscan, Second Edition, 2008.

[ix] Richard FLORIDA, The Rise of the Creative Class, New York, Basic Books, 2002.