dimanche 3 août 2008

Changer de paradigme


La controverse entre l’ISPAN et le Ministère du Tourisme
face au paradigme actuel en gestion de sites à haute valeur culturelle.


Par Olsen JEAN JULIEN


1. Introduction

L’inscription, il y a 25 ans, du Parc National Historique : Citadelle-Sans Souci-Ramiers sur la liste du patrimoine mondial traduit un vibrant hommage de dimension mondiale rendu au patrimoine culturel haïtien. Ce fut au cours de la 6e session du Comité du Patrimoine Mondial de l’UNESCO réuni à Paris du 13 au 17 décembre 1982.

Le Conseil International pour la Conservation des Monuments et Sites (ICOMOS), organisation consultative de l’UNESCO, a donné un avis favorable à l’inscription du bien culturel haïtien sur la Liste du Patrimoine Mondial en se fondant essentiellement sur les deux critères suivants : « Ce bien offre l’exemple imminent d’un type de structure illustrant la situation historique d’Haïti au lendemain de son indépendance. L’éphémère république de Jean Jacques Dessalines revêt une signification historique universelle. C’est le premier État fondé à l’époque contemporaine par des esclaves noirs ayant conquis leur liberté. [i] »

En 2006, une commission de l’UNESCO a visité Haïti pour évaluer l’état du site après la publication, dans le quotidien haïtien Le Nouvelliste, d’une série d’articles dénonçant la mauvaise gestion et la destruction graduelle du Parc. Mieux encore, des rapports d’évaluation produits par des consultants pour le compte des ministères du Tourisme et de la Culture ont souligné avec plus de précision l’ampleur du gâchis. Les articles et les rapports ont décrit la destruction du parc tant du point de vue de la qualité de la vie de la population locale et du saccage des éléments liés à la signification historique du parc (canons, murs, paysages…) que de celui de la disparition de certains équipements mis en place (panneaux solaires).

Cette même année, MM. Daniel Elie et Patrick Delatour, deux architectes spécialisés en Conservation d’édifices et de sites historiques, et ayant travaillé ensemble dans le Parc National Historique, sont nommés respectivement Ministre de la Culture et de la Communication et Ministre du Tourisme. Tous les espoirs étaient permis dans le sens d’une prise en charge effective, efficace et rationnelle des sites à haute valeur culturelle du pays en commençant par le Parc National Historique : Citadelle-Sans Souci-Ramiers.

Aujourd’hui, en juillet 2008, l’architecte Daniel Elie est revenu à la Direction Générale de l’ISPAN tandis que l’architecte Patrick Delatour reste à ce jour à la tête du Ministère du Tourisme et on hésite encore sur l’orientation fondamentale, l’échelle des interventions, la philosophie de gestion et le type de structure d’exploitation nécessaire pour ces sites.

D’autres acteurs se sont intéressés entre temps à la question. Tout récemment, le Secrétaire d'Etat à l'Agriculture, Monsieur Joanas Gué, se serait joint au Ministre du Tourisme pour la réalisation d’un projet sur le Parc National Historique. Le Ministère des Travaux Publics, Transport et Communication (MTPTC) a pour sa part inscrit dans son budget (2007-2008) un montant de quinze millions (15.000 000.00) de gourdes (375 000 USD) en vue de la réhabilitation de la route menant au Parc National Historique[ii]. Mais concrètement, hormis de petits projets de consolidation de murs par-ci, de réhabilitation d’une clôture par là, sur la base d’un crédit de dix millions (10,000 000.00) de gourdes (250,000 USD) provenant du budget de l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine National (ISPAN), aucun projet d’envergure n’a vu le jour.

A la fin du mois de juin 2008, les rivalités entre les responsables ont gagné la presse. Dans une note de presse de l’ISPAN datée du 26 juin, on a pu lire ceci : « L’Institut de Sauvegarde du Patrimoine National a appris avec étonnement par voie de presse que le Ministre du Tourisme, Monsieur Patrick Delatour, et le Secrétaire d'Etat de l'Agriculture, Monsieur Joanas Gué ont projeté «la construction d'un Parc agro-éco-touristique autour des monuments historiques la Citadelle Henry, le Palais de Sans-Souci et le site fortifié de Ramiers». La Direction générale de cet organisme du Ministère de la Culture et de la Communication souligne que « l’ISPAN est la seule autorité compétente administrativement, légalement et techniquement habilitée pour intervenir sur un monument historique. »

C’est désolant de voir que plus de deux ans du mandat présidentiel n’ont permis que de ressasser les idées produites depuis trente ans sur la conservation et la mise en valeur à travers l’éducation et le tourisme. Le verbe tarde encore à se faire chair. Pourtant les 27 kilomètres carrés de Parc logeant les uniques sites classés patrimoine mondial du pays représentent un trésor national regorgeant de potentialités.


Au delà des différences d’approches, des contradictions politiques, des ambitions et des querelles individuelles entre les protagonistes, je souhaite montrer dans cet article que la crise haïtienne dans la gestion des sites à haute valeur culturelle résulte du fait que les institutions haïtiennes se sont éloignées du paradigme actuel régissant la discipline de la conservation du patrimoine culturel dans le monde.


2. Le paradigme actuel en conservation de patrimoine culturel.

2.1 Paradigme et de changement de paradigme.


Le concept de paradigme, introduit par Thomas Kuhn en 1962[iii], désigne un ensemble cohérent de solutions apportées par une communauté scientifique dans le cadre d’une discipline professionnelle donnée, en articulant d’une façon spécifique une vision du monde, des principes fondamentaux, des valeurs et des techniques appropriés à la résolution des problèmes posés. Le paradigme constitue la matrice de la discipline concernée et embrasse tous ses aspects : les applications pratiques et transformatrices, le corps théorique, la transmission du savoir et du savoir-faire.

Lorsque des changements substantiels et qualitatifs sont opérés dans les principes fondamentaux, la vision du monde, les valeurs et les techniques d’une discipline, il y a selon Kuhn un changement de paradigme (paradigm shift) et c’est comme si le monde dans lequel opère l’imagination scientifique était transformé. Kuhn qualifie ce phénomène de révolution scientifique créant une nouvelle configuration de la communauté scientifique sur le plan normatif, conceptuel, institutionnel, technique et financier.

Par exemple, le paradigme relativiste d’Einstein a révolutionné la Physique en redéfinissant l’un des principes fondamentaux de base de la Physique Classique : l’espace et le temps absolus posés par Newton. Einstein a montré que l’espace et le temps sont relatifs en tant que produit du mouvement des objets matériels. Avec Einstein, il y a un changement de paradigme, ou encore, pour reprendre une expression de Michel Foucault, il y a une « une nouvelle discontinuité » dans la pensée scientifique[iv]. Depuis, les problèmes de la Physique sont posés de manière différente et les ressources institutionnelles, techniques et financières sont orientées vers l’observation, l’application, la diffusion et la transmission des thèses relativistes.

Dans la foulée de l’hypothèse formulée en introduction, à savoir la crise de la conservation du patrimoine culturel en Haïti serait tributaire de l’éloignement des institutions haïtiennes du paradigme actuel de la discipline, je me propose de présenter ledit paradigme avant d’indiquer comment Haïti s’en est éloignée.


2.2 Le changement de paradigme dans le cadre de la discipline de la conservation du patrimoine culturel.

La double décennie 1988-2008 a été marquée au niveau international par de profonds changements dans la gestion du patrimoine culturel et naturel. De l’aménagement du territoire à la géopolitique, de la planification touristique à la gestion des sites culturels, les principes fondamentaux définissant ces disciplines professionnelles ont été réévalués en prenant en compte les trois éléments suivants devenus essentiels:

1. les attentes économiques des acteurs, en considérant comme prioritaires la protection des intérêts des investisseurs et aussi ceux des populations locales qui vivent souvent dans des conditions de pauvreté;

2. la signification culturelle des lieux, en considérant comme prioritaires les valeurs associées à la protection et à la consolidation de la dignité humaine et à la diversité culturelle des populations locales et des visiteurs. Ce qui implique une participation de cette population dans le processus;

3. les exigences de la protection de l’environnement naturel, en considérant comme prioritaires la protection des caractéristiques physiques et l’équilibre fragile des écosystèmes naturels.

Ces trois éléments servant de critères d’évaluation sont l’expression d’une rupture résultant d’un très long processus de maturation intellectuelle de différentes communautés scientifiques, mais il fallait encore la réunion de conditions favorables au niveau politique et social pour que les réflexions scientifiques se transforment en décisions politiques. C’est ce qui s’est passé au cours de la période 1988-2008.

Le processus d’effondrement des régimes composant le bloc socialiste de l’Europe de l’Est, la chronique de la désarticulation annoncée de l’URSS et la chute d’une série de dictatures anticommunistes à travers le monde ont permis la dépolarisation progressive des esprits et des assemblées des organisations internationales. Le contexte est devenu favorable à la tenue d’un ensemble de réunions, de conférences et de sommets d’où sont sortis des chartes, des agendas, des protocoles reflétant le niveau des connaissances scientifiques sur l’état de la planète et sur les menaces dérivant d’une exploitation irrationnelle et sauvage des ressources naturelles et culturelles du monde.

Nous devons citer ici le cas du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) établi en 1988 par l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), avec pour mission « d’évaluer les informations scientifiques relatives au changement climatique, de mesurer les conséquences environnementales et socioéconomiques de ce changement et de formuler des stratégies de parade réalistes »

Les quatre rapports du GIEC (1990, 1995, 2001, 2007) confirment que le climat est en train de changer, essentiellement en raison des activités humaines et décrivent les incidences du réchauffement planétaire, anticipées et déjà observables. Ces rapports permettent de modifier la manière dont nous appréhendons les transformations environnementales en cours et le cadre politique devant conduire à un changement d’attitude. Le premier rapport a été suivi des documents de Rio (1992)[v], le deuxième du Protocole de Kyoto (1997), le troisième a été suivi de la Convention sur la Diversité Biologique (2003), le quatrième rapport a été publié en 2007[vi], la même année que le documentaire célèbre de l’ex-vice-président américain Albert Gore sur le réchauffement climatique (An inconvenient Truth)[vii]. Cette année 2007, Gore et le groupe de scientifiques réuni dans le cadre du GIEC ont reçu ex aequo le prix Nobel de la Paix. Ces rapports montrent que les travaux des milliers de scientifiques commencent à influencer les politiques publiques et globales en faveur du développement durable de la société humaine.

L’événement majeur de cette série de transformations a été la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement (C.N.U.E.D.), qui s’est tenue à Rio de Janeiro du 3 au 14 juin 1992, réunissant les représentants de 178 pays (dont 117 chefs d’État) et plus de 20 000 participants. Ce « Sommet planète Terre » ou « Sommet de la Terre », préparé par deux ans de travaux préliminaires, reste un événement historique. Il a mis en évidence le caractère indissociable de la protection de l’environnement et du processus de développement ; fait prendre conscience de la nécessité d’un partenariat à l’échelle mondiale et d’un engagement politique au plus haut niveau. Il a installé au niveau international le concept de «développement durable» (sustainable development), mode de développement qui répond aux besoins du présent tout en permettant aux générations futures de répondre aux leurs, et qui intègre les composantes environnementales, économiques et sociales. Cinq documents ont été adoptés à Rio : La Déclaration de Rio, la Convention sur le changement climatique, la Déclaration sur la protection des forêts, la Convention pour la protection des espèces et l’Agenda 21.

Les conquêtes réalisées en matière de protection de l’environnement depuis la Conférence de Rio de Janeiro ont des conséquences multiples sur la gestion du patrimoine culturel et la planification du développement touristique. En témoignent les différentes révisions et productions de documents normatifs introduisant les concepts diffusés à partir de cette conférence: la production de la Charte sur le Tourisme Durable (1995)[viii], la production de la Charte sur le Tourisme Culturel par le Comité International de l'ICOMOS en 1999[ix], la production de la Charte d’ICOMOS sur la Conservation des lieux patrimoniaux à valeur culturelle (1999)[x] pour ne citer que ces cas.

Parallèlement au mouvement en faveur de la protection de l’environnement, une autre dynamique de redéfinition qui a donné lieu à une intense bataille politique et diplomatique est la question de la diversité culturelle.

Contre l’appauvrissement culturel dû à l’homogénéisation planétaire et aux politiques de libéralisation commerciale à outrance, des voix se sont levées un peu partout dans le monde pour revendiquer la spécificité des biens culturels en tant que porteurs de valeurs, d’identité et de sens qui transcendent leur dimension commerciale.

En 2005, la Conférence générale de l'UNESCO a adopté la Convention pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles qui est entrée en vigueur en mars 2007. Ratifiée par plus de 80 pays, elle est aujourd'hui en voie d'être mise en œuvre. Un pays comme le Canada voit dans cette convention un « instrument de référence pour les États qui font face à des pressions pour libéraliser leurs secteurs culturels, que ce soit au niveau de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ou au niveau de négociations bilatérales ou plurilatérales.»

Avec les événements survenus au cours de ces deux dernières décennies, c’est le cas de dire que des changements substantiels ont été opérés dans les principes fondamentaux, la vision du monde et les valeurs de la discipline de la conservation du patrimoine culturel. Désormais le focus passe de la conservation de monuments à la gestion durable, avec la participation effective des populations locales, de l’environnement produit par les monuments à conserver.

Sur le plan technique, au cours de cette même période, on a assisté à la production d’une panoplie d’outils méthodologiques et d’instruments techniques (Internet, Systèmes d’Information Géographique, Modélisation en Trois dimensions, Prototypage, Bases de données Informatiques, Intelligence Artificielle…) utilisant les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication au service de l’aménagement du territoire, de la gestion et la conservation du patrimoine culturel.

Si je me réfère encore à la thèse de Thomas Kuhn sur le changement de paradigme, je peux soutenir que le monde dans lequel opère l’imagination scientifique a effectivement connu une transformation.



Image générée par Google Earth permettant d’apprécier d’un coup d’œil
la relation en le Parc National Historique, la ville du Cap-Haitien et la Baie de l’Acul.


Sur la base de ces incontestables progrès dans le développement de « L’âge de l’industrie de la culture et des loisirs » que nous vivons maintenant, les réflexes doivent changer en Haïti. Il n’y a plus de place pour les cloisonnements étanches entre les secteurs de la culture et du tourisme. Encore moins entre deux organismes œuvrant au sein d’un même gouvernement.

Dans la deuxième partie de l’article, je vais exposer les arguments montrant que le tourisme est un fait culturel et proposer des pistes de solution aux problèmes soulevés par l’absence d’articulation entre ces deux secteurs en Haïti.

3. Le tourisme est un fait culturel

Les nouvelles conditions créées par le changement de paradigme dans la préservation du patrimoine culturel facilitent le dépassement des crises générées par ce que Françoise CHOAY appelle «L’âge de l’industrie culturelle et des loisirs [xi]». La valeur distractive conférée au patrimoine culturel le rapproche du tourisme en tant qu’une industrie des loisirs qui tend à devenir du même coup une industrie culturelle particulière.

Les modèles de développement touristiques anciens, basés sur le Soleil, la Mer, le Sable et le Sexe, (Modèles 4S pour Sun, Sea, Sand, Sex,) font place à de nouvelles approches économiques du Tourisme, dans lesquelles le produit touristique est repensé. Un nouveau modèle dit « Modèle des 4E » émerge pour mettre l’accent sur la singularité du produit touristique qui doit être planifié. « Modèles des 4E [se déclinant en] Equipement, Encadrement, Evènement, Environnement»[xii]. Ce modèle suppose une plus grande responsabilité par rapport aux ressources nécessaires au développement touristique. Il ne s’agit plus de lâcher dans la nature tropicale une cohorte de touristes en espérant que nos ressources supposément impérissables, comme le Soleil, la Mer, le Sable et le Sexe, pourront satisfaire leurs corps endoloris venant de climats tempérés. Et le tour est joué.

Actuellement, les règles ont changé. Pour faire face à la compétition, le développement touristique nécessite un travail rigoureux de planification, d’implémentation et de suivi. Il faut mettre en place un ensemble cohérent d’infrastructures diversifiées (Equipement), gérer un personnel de services touristiques qualifiés et à l’écoute du client (Encadrement), planifier des activités culturelles et de loisirs associées aux sites à longueur de l’année (Evènement) (Conférences, séminaires, spectacles de qualité, commémoration d’événements d’intérêts historiques et culturels, activités d’éveil, découverte, surprise, éducation…). Enfin, il faut créer ou conserver un cadre, produit par l’action conjuguée de la nature et de l’homme, (Environnement), où l’équilibre de l’écosystème est protégé et fonctionnant en harmonie avec les sites culturels en vue d’une atmosphère touristique agréable et soignée.

Le concept même de produit touristique a ainsi été revisité. En appliquant à l’activité touristique les résultats des recherches d’Abraham Maslow sur la hiérarchie des besoins humains, Medina et Santamarina[xiii] postulent que le produit touristique doit satisfaire à sa manière aux cinq niveaux de besoins humains identifiés par Maslow (physiologiques, sécurité physique et économique, intégration sociale, psychologique, autoréalisation). Les sites naturels se conjuguent aux destinations culturelles pour répondre aux niveaux les plus élevés de la hiérarchie des besoins.

La démarche consiste désormais à conjuguer ces différents niveaux de besoins à l’intérieur d’un seul et même site pour en assurer l’efficience et donc la compétitivité. Medina et Santamarina définissent le produit touristique comme « une conjonction de différents types d’offres capables de motiver une visite d’un lieu, pendant quelques heures ou plusieurs jours, pour satisfaire un intérêt ou une nécessité spécifique pour un ensemble de services – récréatifs, naturels, culturels ou autres – offerts au touriste à travers différentes technologies et installations. » Pour eux, « un produit touristique s’identifie toujours avec la satisfaction d’une nécessité physique, sociale ou symbolique d’un marché ou d’un segment de marché déterminé, ce qui donne lieu au concept de produit-marché qui, dans le cas du tourisme, implique une étroite relation entre l’intérêt du client et la potentialité du lieu ou de l’installation. »

A côté de sa nature économique, d’autres valeurs (esthétiques, historiques, sociales, scientifiques, spirituelles, éthiques) complètent l’industrie touristique pour en faire une activité culturelle à part entière. Ainsi, « On ne peut juger la valeur du tourisme uniquement à l’aune des gratifications égoïstes qu’il apporte à l’individu, pas plus qu’à celle de ses incontestables retombées économiques. Le tourisme, qui repose sur les principes fondamentaux des échanges entre les peuples, est à la fois une expression et une expérience culturelles (Appadurai 2002). Le tourisme est culturel, et ses pratiques et structures sont en grande partie le prolongement des valeurs culturelles dont il est l’émanation.[xiv]». Toute une refondation axiologique accompagne donc ce changement de paradigme en élargissant l’univers des planificateurs de l’aménagement touristique et des gestionnaires des sites à haute valeur culturelle.

C’est cet horizon que présuppose le nouveau concept de produit touristique proposé par Medina et Santamarina, « une conjonction de différents types d’offres capables de motiver la visite d’un lieu ». Ce progrès au niveau conceptuel va aussi avoir un impact sur le cadre normatif de la Conservation du Patrimoine Culturel et du Tourisme. La charte Internationale du Tourisme Culturel (1999)[xv] et le Code Mondial d’Ethique du Tourisme (1999)[xvi] en sont des expressions.

Selon ce code, les ressources touristiques appartiennent au patrimoine commun de l'humanité; les communautés sur les territoires desquelles elles se situent ont vis-à-vis d’elles des droits et des obligations particuliers. Des dispositions doivent être prises pour que les politiques et activités touristiques soient menées dans le respect du patrimoine artistique, archéologique et culturel, qu'elles doivent protéger et transmettre aux générations futures. Ainsi, l’activité touristique doit être conçue de manière à permettre la survie et l’épanouissement des productions culturelles et artisanales traditionnelles ainsi que du folklore, et non à provoquer leur standardisation et leur appauvrissement.

On se demanderait, avec raison, pourquoi donc cette controverse entre l’ISPAN et le Ministère du Tourisme ?

Ce spectacle, quoique regrettable, reflète l’histoire des cinquante dernières années en Haïti sur le plan institutionnel, histoire marquée par vingt années de crises politiques et socioéconomiques subséquentes aux trente années de la dictature des Duvalier. Pendant cette longue période caractérisée par des réflexes de fermeture, l’errance et le chaos, deux phénomènes ont vicié le cadre du fonctionnement institutionnel : le cloisonnement des institutions et la réduction de la participation des intéressés et des ayant-droits dans les processus décisionnels. Ainsi paralysées, les institutions haïtiennes n’ont pas su tirer parti de ce mouvement fécond de renouvellement des idées et des pratiques dans les secteurs du tourisme et de la culture. Les mécanismes de synergie et de coopération institutionnelle sont rongés par les manœuvres des clans cherchant à préserver leurs espaces de pouvoir, en témoignent les difficultés récentes de la Primature à coordonner les différents paliers de l’action gouvernementale.


4. La nécessité d’un leadership stratégique

Pour résoudre durablement la controverse entre l’ISPAN et le Ministère du Tourisme, ce qui fait surtout défaut aujourd’hui, c’est un leadership stratégique dans la coordination de l’action gouvernementale en rapport avec les secteurs du tourisme et de la culture. Il est urgent que le prochain gouvernement prenne les dispositions nécessaires pour créer un mécanisme de coordination entre ces secteurs. C'est-à-dire, mettre en place un dispositif capable de coordonner les activités, définir la voie à suivre avec la participation des ministères concernés et s’assurer que l’action dans ces secteurs complémentaires ne dévie de sa mission. Ce leadership stratégique ne peut donc venir que du Premier Ministre et de son équipe.

Depuis 1972, le tourisme et la culture sont identifiés parmi les secteurs les plus porteurs pour le développement économique et social du pays dans quasiment tous les programmes de gouvernement. Mais toujours est-il que les efforts de planification et de systématisation se sont heurtés à des radicalismes stériles et des clans plus ou moins déclarés ou se sont fourvoyés dans un libéralisme à outrance qui ne tient pas suffisamment compte des conditions de pauvreté dans lesquelles vit la population ou qui ignore les significations culturelles profondes des sites.

Il s’agira ainsi de définir un processus stratégique en fixant des buts clairs et en orientant les efforts des ministères et des directions concernées. La synergie n’étant pas une création ex-nihilo, les dérives de plus d’un demi-siècle de fonctionnement institutionnel dans une ambiance non régulée ne vont pas s’effacer du jour au lendemain. Il s’agira non seulement de transformer les actions mais aussi d’agir sur les mentalités.

Dans le cas qui nous préoccupe, la synergie ne peut être qu’une construction émanant d’un leadership stratégique regroupant des professionnels ayant quatre qualités fondamentales :

- des collaborateurs sachant faciliter, guider et promouvoir le dialogue ;
- des innovateurs sachant définir, promouvoir et diffuser une vision d’avenir ;
- des intégrateurs sachant organiser, apporter des améliorations et faire des connexions ;
- des personnes productives sachant cibler, améliorer et mesurer la production.

Sans ces qualités, il est illusoire de penser que les institutions haïtiennes pourront changer leurs méthodes de fonctionnement malgré le caractère prioritaire, la pertinence et, évidemment, la complémentarité des secteurs du tourisme et de la culture pour le développement économique et social du pays. Je crois qu’il est judicieux dans ce contexte de rappeler que sans leadership stratégique il n’y a pas de changement de paradigme.


Olsen JEAN JULIEN.
oj2005@columbia.edu
olsen2j@yahoo.com



NOTES

[i] http://whc.unesco.org/archive/advisory_body_evaluation/180.pdf
[ii] PROJET (1114-1-12-67-11) : Réhabilitation du tronçon de route CARREFOUR LA MORT-MILOT.
[iii] Kuhn, Thomas S. The Structure of Scientific Revolutions, 3rd Edition. The University of Chicago Press, 1996.
[iv] Avec Michel Foucault et d’autres épistémologues, la notion de discontinuité participe d’une méthode féconde d’analyse du développement des disciplines professionnelles. Ecoutons Foucault sur cette question. « Sous les grandes continuités de la pensée, sous les manifestations massives et homogènes de l’esprit, sous le devenir têtu d’une science s’acharnant à exister et à s’achever dès son commencement, on cherche maintenant à détecter l’incidence des interruptions. G. Bachelard a repéré des seuils épistémologiques qui rompent le cumul indéfini des connaissances ; M. Guéroult a décrit des systèmes clos, des architectures conceptuelles fermées qui scandent l’espace du discours philosophique ; G. Canguilhem a analysé les mutations, les déplacements, les transformations dans le champ de la validité et les règles d’usage des concepts » M. FOUCAULT, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au cercle d’épistémologie », Dits et écrits, p. 697-698.

[v] Cinq documents ont été adoptés à Rio : La Déclaration de Rio, la Convention sur le changement climatique, la Déclaration sur la protection des forêts, la Convention pour la protection des espèces, et l’Agenda 21.

[vi] http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-report/ar4/syr/ar4_syr_fr.pdf
[vii] (Une vérité qui dérange). Voir le site web présentant ce documentaire et les activités qui l’accompagnent (http://www.climatecrisis.net/)

[viii] Conférence mondiale du Tourisme durable, réunie à Lanzarote, îles Canaries, Espagne, les 27 et 28 avril 1995.
[ix] Comité International de l'ICOMOS du Tourisme Culturel en 1999.
[x] Connu sous le nom de la Charte de Burra, ce document produit par le Comité Australien de l’ICOMOS en 1979 a été complètement révisé en 1999.

[xi] Françoise CHOAY, L’allégorie du Patrimoine (Le patrimoine à l’âge de l’industrie culturelle p 152 -179)
[xii] Pascal CUVELIER, Un Tourisme Post-Fordiste? Analyse de mutations du produit touristique, in PATRIMOINE, MODÈLES DE TOURISME ET DÉVELOPPEMENT LOCAL, Editions l’Harmattan, Paris 1994.

[xiii] Norman MEDINA et Jorge SANTAMARINA, Turismo de naturaleza en Cuba, Ediciones UNION, Habana. 2004. (Producto Turístico, Conceptos y Definiciones, p. 30-36)

[xiv] Mike ROBINSON et David PICARD, Tourisme, culture et développement durable. Publication du Programme « Tourisme, culture, développement », Division des politiques culturelles et du dialogue interculturel, Secteur de la culture, UNESCO. Paris 2006. Page 9.

[xv] La CHARTE INTERNATIONALE DU TOURISME CULTUREL traitant de la Gestion du Tourisme aux Sites de Patrimoine Significatif a été adoptée par ICOMOS à la 12è Assemblée Générale au Mexique, Octobre 1999. http://www.international.icomos.org/charters/tourism_f.htm

[xvi] http://www.world-tourism.org/code_ethics/pdf/languages/Codigo%20Etico%20Fran.pdf